L’art, activité d’intérêt général

L’art, activité d’intérêt général
Anne Moirier

- Texte

2024, par Colette Angeli

Initiales A.M. : Anne Moirier, Artiste Municipale. Technique : actions. Médium : tables, chaises, boîtes, et tout objet du quotidien. Lieu : bureaux, bâtiments et espaces publics, environnements de vie divers.

Depuis 2009, Anne Moirier met en place des Services publics, une série de performances et d’installations éphémères dans des lieux du quotidien, qui joue sur le détournement d’objets usuels et sur la (ré)appropriation des espaces de vie ou de travail. Une salle de classe déplacée en extérieur, des classeurs de bureau rangés de face, des cartons de supermarché agencés et empilés sur une place publique… Ces œuvres in situ, qui prennent la forme d’interventions infiltrées dans un contexte spécifique, sont toujours réalisées de manière collaborative avec les usager·es de ces lieux, après des discussions préalables. Elles ne sont pas tout de suite identifiées comme une action artistique, abattant ainsi un premier mur entre le public et l’œuvre. De telles « pratiques furtives », définies par le critique Patrice Loubier, opèrent discrètement une transformation du vécu, un glissement du regard et de la conscience, et créent un impact direct sur la vie, aussi minime soit-il.
En 2021, Anne Moirier s’autoproclame « artiste municipale », un titre qui officialise son lien avec les structures territoriales où s’inscrivent ces actions contextuelles. Incarner cette fonction supposée, c’est adopter les codes et le langage des instances administratives pour mieux les détourner. La blouse de travail, le badge, et même la plaque professionnelle sont autant d’éléments qui désignent et légitiment avec discrétion ce rôle endossé. Si l’autoproclamation est, en partie, nécessaire à la définition du statut d’artiste, l’ajout d’une telle fonction territoriale représente à la fois un geste conceptuel et politique. Anne Moirier s’immisce dans une brèche et, par cet acte autopoïétique, fait germer la possibilité d’une telle existence. Un bug se forme dans la matrice, où le précepte de Joseph Beuys selon lequel « tout être humain est un·e artiste » s’accomplit : même les fonctionnaires sont des artistes, et les artistes pourraient devenir employé·es de la fonction publique. Anne Moirier agit ainsi en sculptrice sociale, toujours dans la lignée de Beuys, où l’art appliqué à un réel concret accroît la conscience des citoyen·nes de leur environnement social.
Pied-de-nez réaliste tant au monde de l’art que de la bureaucratie, la démarche d’Anne Moirier adresse aussi les difficultés propres au statut d’artiste-auteur·ice, un métier principalement administratif à faire pâlir les nostalgiques de la création romantique. En créant un statut alternatif, dont la viabilité à l’épreuve devient la base de sa recherche, elle détourne le système culturel structuré par le marché de l’art. Être artiste municipale employé·e et reconnu·e d’utilité publique permettrait à l’art d’échapper à la logique du projet, ainsi qu’à ses finalités marchandes et spéculatives, pour devenir relationnel et désintéressé. En proposant des permanences organisées avec des élu·es et des « diagnostics artistiques » sur-mesure, l’artiste peut-iel enfin être perçu·e comme travailleur·euse et bénéficier de droits correspondants ? On reconnaît ici la démarche de l’Artist Placement Group (APG), qui déjà dans les années 1960-70 visait à affecter à des artistes des postes dans des structures industrielles ou gouvernementales, avec un salaire égal à celui des autres employé·es.
La parole et les échanges occupent une place essentielle dans les Services publics, et sont souvent retranscrits. De l’anecdotique au conceptuel, il n‘y a qu’un pas : un commentaire étonné d’un·e passant·e, une fois relevé, peut souligner l’absurdité du monde de l’art. Cette importance du quotidien souligne ici une réelle agentivité de l’art, dans le sens sociologique d’une relation instaurée entre une situation et le public via un·e agent·e, en l’occurrence une agente territoriale. Dans cette forme d’art en commun tel que défini par Estelle Zhong-Mengual, la conversation agit comme « processus actif et génératif1 » de ce qui fait œuvre. La « liberté de création » qu’Anne Moirier souhaite permettre en tant qu’artiste municipale est garantie par la mise en place d’une relation horizontale avec les participant·es. Il s’agit cependant moins d’une voie d’entrée au monde de l’art – fonction tant fantasmée par les politiques gouvernementales vis-à-vis d’un « public éloigné de la culture » essentialisé – qu’un moyen pour l’artiste de créer en dehors du monde de l’art. L’artiste-agente, après enquête, pose le cadre de l’œuvre, et son résultat lui est indépendant. Laisser ce pouvoir d’action dans un tel contexte du quotidien, c’est « parier sur le fait que le faire du participant dans le cadre du projet artistique se transformera plus naturellement en faire du citoyen dans le cadre social2 ».
En replaçant l’individu au sein de la collectivité, les expériences d’Anne Moirier créent du commun et font communauté par l’action. Par son projet de recherche-création, elle adapte en quelque sorte le principe du municipalisme libertaire à l’art, qui lui aussi, comme la politique, peut concerner « la gestion directe des affaires communautaires par les citoyens en personne au sein d’institutions participatives3 ». Cette pratique micropolitique et non héroïque professionnalise l’art, et rend par là-même ce qu’il manque aux institutions, en plus d’une sensibilité artistique : la pratique d’une démocratie directe locale.

1 Estelle Zhong-Mengual, L’art en commun. Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Dijon, Les Presses du Réel, 2018, p. 35

2 Ibid., p. 79

3 Janet Biehl, Le municipalisme libertaire, Montréal, Les Éditions Écosociété, 2013, p. 31. Le municipalisme libertaire est un projet politique élaboré par le philosophe Murray Bookchin (1921−2006).

- Autrice

Colette Angeli est commissaire et critique d’art. Elle travaille dans le collectif Polynome.

- Partenariat

Texte publié dans l’édition “Services publics”, auto-édition, Anne Moirier / BAM projects, Carbon-Blanc, 2024